Notre étude se fonde sur un corpus littéraire en deux volets. Le premier volet comporte quatre récits consacrés aux guerres issues de l’effondrement de la Yougoslavie dans les années 1990. Ces textes, réalisés tantôt par des journalistes français, tantôt par d’exilés (ex-)yougoslaves, sont : Robert Mitchum ne revient pas de Jean Hatzfeld (2013), La route du salut d’Étienne de Montety (2013), Le soldat et le gramophone (Wie der Soldat das Grammofon repariert) de Saša Stanišić (2008), Le ministère de la douleur (Ministarstvo boli) de Dubravka Ugrešić (2008). Pour sa part, le second volet comprend cinq œuvres dévolues aux événements du génocide rwandais de 1994. Ces textes, d’Afrique, de France ou de Belgique, sont : L’aîné des orphelins de Tierno Monénembo (2000), Moisson de crânes : textes pour le Rwanda d’Abdourahman A. Waberi (2000), Murambi : le livre des ossements de Boubacar Boris Diop (2000), L’ombre d’Imana : voyages jusqu’au bout du Rwanda de Véronique Tadjo (2000) et enfin Uraho ? Es-tu toujours vivant d’Huguette de Broqueville (1997).
Rien ne permet a priori de justifier le rapprochement des événements meurtriers survenus en ex-Yougoslavie avec ceux du Rwanda. D’ailleurs, que ce soit pour le Rwanda, la guerre de Bosnie-Herzégovine ou de Croatie, les écrivains et les écrivaines qui ont cherché à témoigner, par la littérature, de ces conflits s’inscrivent dans des contextes forts distincts les uns des autres. Mais tous ont saisi, consciemment ou non, une dimension essentielle de ces conflits récents, au-delà de l’horreur : leur ambivalence, le fait qu’ils répercutent des réalités hétérogènes, incertaines et parfois contradictoires. Tirant parti d’une Histoire qui ne se détache jamais entièrement d’une actualité poreuse, les auteurs ont ainsi imaginé des formes d’extériorité faisant exister – jouer – ces divergences ; ils ont conçu des mises en scènes en porte-à-faux par rapport aux événements de la guerre ou du génocide auxquels ils se réfèrent. Par exemple, Hatzfeld, dans Robert Mitchum ne revient pas, replace les enjeux d’une compétition sportive au cœur du siège de Sarajevo. À travers le paradigme olympique, s’esquisse un espace supranational qui entre en conflit avec la logique nationale de la guerre en Bosnie. La guerre acquiert par là de nouveaux contours.
À l’aide des outils de la rhétorique appliquée au récit fictionnel, nous interrogeons les implications de ces déplacements narratifs vis-à-vis des conflits, que ce soit dans leur actualité politique, médiatique, culturelle ou même économique (en l’occurrence, chez Ugrešić). Nous verrons que si, bien souvent, les écrivains cherchent à résister à ce que ces réalités violentes mettent en jeu, les réponses qu’ils apportent sont parfois contradictoires. Il leur arrive en effet de renouer avec les mêmes logiques qu’ils dénoncent. Malgré tout, entre utopie et démystification, ces récits permettent de mieux comprendre la place occupée par la fiction dans nos sociétés. Au fond, il est toujours question de changer les pièces d’un réel par ailleurs essentiellement fictionnel, afin d’échapper, éventuellement, au retour du même, cet écroulement continu dont nous sommes tous témoins.